Accueil Culture Alfonso Campisi, auteur du roman « Terres Promises », Prix Ennio Flaiano 2021 : «Le pari de la culture sur la cohabitation de la diversité»

Alfonso Campisi, auteur du roman « Terres Promises », Prix Ennio Flaiano 2021 : «Le pari de la culture sur la cohabitation de la diversité»

Si la culture est la capacité critique, l’indépendance de jugement, l’érudition, l’éducation académique… la diversité ne peuvent que représenter la richesse et l’humilité unie à la curiosité, son allié le plus valable. Le voyage que nous ferons avec le professeur Alfonso Campisi, né à Trapani, mais désormais citoyen italo-tunisien, nous conduira vers la culture tunisienne, tout en mettant en évidence combien la Méditerranée et les mouvements de peuples et d’idées et de marchandises représentent l’élément fondamental d’une communauté qui transcende les frontières nationales, à commencer par la langue. C’est précisément la caractéristique de la Méditerranée comme une mer fermée qui met en évidence la dialectique circulaire de la langue, le goût de la bonne cuisine, par exemple, ou encore le mode de vie. 

Alfonso Campisi vit à La Marsa, banlieue nord de Tunis, où il est professeur des universités de Philologie Italienne et Romane à la Faculté des Lettres de l’Université de la Manouba de Tunis; Professeur de la première Chaire universitaire au monde de Langue et Culture Siciliennes; Chevalier des Arts et des Lettres de la présidence de la République italienne; Président- Région Afrique- de l’AISLLI, l’Association Internationale pour les Études de Langue et Littérature Italiennes – pour la diffusion de la langue et de la culture italiennes sur le continent africain, Prix Proserpina pour les intellectuels siciliens qui se sont distingués dans le monde.

Le premier roman d’Alfonso Campisi « Terres Promises », publié aux éditions Arabesques en 2021, qui a reçu le prestigieux prix Ennio Flaiano narrative et littérature 2021, retrace – à travers les événements d’Ilaria, une jeune Sicilienne de l’île de Favignana, une page de l’histoire italienne relative à l’émigration en Tunisie qui a eu lieu entre le XIXe et le XXe siècle. En effet, beaucoup de Siciliens ont quitté leur terre à la fin du XIXe siècle pour émigrer non seulement en Amérique, en Argentine, en Europe mais aussi en Tunisie, devenue pour beaucoup d’entre eux la « Terre promise ». Interview :

Historiquement, en travaillant depuis longtemps dans ce domaine, quel a été l’apport linguistique et culturel en général dans le mode de vie des Siciliens en Tunisie?

La collectivité italienne de Tunisie, première composante chrétienne entre le XIXe et le XXe siècle, était composée à 90% de Siciliens. C’est peut-être une indication de l’ampleur et de la nature de la contribution que cette communauté a pu apporter à la Tunisie, alors sous protectorat français. D’un point de vue quantitatif, l’apport culturel, linguistique, architectural a été tellement important, si l’on considère qu’au milieu du XIXe siècle, les Siciliens représentaient plus de 10% de la population tunisienne. En effet, il reste aujourd’hui beaucoup de la présence sicilienne dans ce pays d’Afrique du Nord ; les innombrables emprunts et calques linguistiques désormais entrés dans la langue tunisienne (différente de l’arabe classique), dans la cuisine —  rappelons-nous que la Tunisie représente, par habitant, le deuxième consommateur de pâtes au monde —, dans l’architecture, dans la fabrication des faïences… Je ne citerais que quelques aspects, sans oublier les relations humaines, l’accueil, la manière de gesticuler et la philosophie de vie, très liée à la Sicile et à toute la Méditerranée. Il suffit de dire aussi que nos Siciliens, une fois débarqués en Tunisie, n’ont jamais eu le sentiment d’être dans un pays différent du leur, « où même les ruines romaines étaient pareilles ». Tout cela, et plus encore, fait partie de l’héritage sicilien en Tunisie.

Par rapport à la langue parlée à Tunis en particulier, et plus généralement en Tunisie, quelles sont les composantes les plus importantes, y compris en termes littéraires, qui caractérisent le pays?

La composante principale est indiscutablement la composante française et francophone, suivie de la composante italienne, qui s’est toutefois affaiblie en raison de la timide politique linguistique italienne à l’étranger. Un pays comme la Tunisie, qui continue à étudier massivement la langue de Dante et qui continue à nourrir une grande sympathie pour l’Italie et pour les Italiens, aurait dû attirer depuis des décennies l’attention de la classe politique italienne, qui n’est restée guère attentive à ce genre de politique. A mes yeux, l’Italie malheureusement en sort perdante.

Aujourd’hui, quel est, en résumé, le panorama culturel en Tunisie ?

Après le soulèvement de 2011, vu que ce n’était pas une révolution comme on l’appelle souvent, nous avons assisté en Tunisie à un grand réveil culturel, littéraire, cinématographique, artistique qui, je dois le dire, n’a jamais été linéaire. Au cours de ces dernières années, nous avons assisté à des hauts et des bas dans la production culturelle au sens large, dû au fait que les attentes liées à cette révolte ont été décevantes plus particulièrement quand la Tunisie a été servie sur un plateau en argent par les Occidentaux, aux mouvances islamistes d’extrême droite, qui ont tenté d’imposer une idéologie rétrograde et médiévale qui n’a jamais appartenu à la Tunisie. Et ainsi, du jour au lendemain, ce pays méditerranéen, connu dans le monde entier pour ses lois avant-gardistes notamment à l’égard des femmes et de la famille, légiférées au lendemain de son indépendance, le 20 mars 1956, s’est retrouvé prisonnier des partis islamistes. En effet, le premier président de la République tunisienne, Habib Bourguiba, une fois arrivé au pouvoir en 1956, avait promulgué le « Code du Statut Personnel », garantissant l’égalité des droits et des devoirs à la femme tunisienne, abolissant la répudiation et la polygamie, légalisant l’avortement et le divorce, et cela bien avant l’Italie. On peut donc imaginer la réaction de la société civile, et plus particulièrement des femmes tunisiennes, lorsque cette « culture » islamiste arrive au pouvoir avec des élections « libres et indépendantes ».

J’ai bien voulu souligner tout cela pour faire comprendre que la tradition liée à l’égalité homme-femme est bien ancrée dans la culture tunisienne et que cette égalité se manifeste aussi dans la liberté artistique et culturelle des femmes en Tunisie, qui ont été les premières à s’opposer à l’obscurantisme religieux. Les innombrables événements liés aux changements politiques, à la liberté d’expression et à la liberté de la presse, ont conduit à une production artistique et intellectuelle très riche, importante et de très haute qualité.   La liberté de pensée, d’expression et de la presse, ont été les vrais acquis de cette révolte.

Qu’est-ce qui a changé depuis la «révolution» et que se passe-t-il par rapport à la crise sociale et économique que traverse le pays?

En ce qui concerne la crise économique et donc sociale, il faut dire que la Tunisie souffre beaucoup depuis 2011 d’une mauvaise classe politique mais aussi d’une image véhiculée par les médias européens et occidentaux en général. Les attentats terroristes, en particulier celui du musée du Bardo, les assassinats politiques perpétrés par des partis politiques extrémistes, l’épidémie liée à la Covid-19, ont fait de la Tunisie « l’ennemi » numéro un des Européens.

Le tourisme, l’une des principales sources économiques, a fortement régressé, ainsi que les investissements étrangers, des secteurs, capables d’absorber une main-d’œuvre spécialisée, qui place depuis toujours la Tunisie parmi les premiers pays d’Afrique et du Moyen-Orient. En tant qu’universitaire, je sais pertinemment qu’il y a aujourd’hui beaucoup de colère parmi les jeunes Tunisiens, et la Tunisie, comme les autres pays du Maghreb, est un pays très jeune, rien à voir avec la vieille Europe et cela conduit certainement à une grande crise occupationnelle, également liée à l’effondrement de la Libye voisine, partenaire économique très important pour la Tunisie. En bref et très brutalement, je dirais que tout a été fait pour détruire un pays qui a toujours été à l’avant-garde parmi tous les pays méditerranéens du Sud, du monde erronément dit « arabe » et non seulement … De cette situation, l’Europe en est hélas responsable.

Souvent, le regret pour le passé est très fort en Tunisie. Il y a eu un âge d’or pour la culture dans la Tunisie du XXe siècle ?

Tout pays, culturellement différent, est riche. Il y a une expression que les nostalgiques Tunisiens utilisent et c’est « Ya Hassra », un terme qui contient en soi toute la nostalgie des temps passés. Mais quel pays ne regrette pas le passé ? Claude Falardeau disait « le bonheur est toujours futur ou passé, mais rarement présent » !

Alors, est-il vrai que la Tunisie a changé et l’Italie alors ? Le pays de la Dolce Vita ? Paris, la France ? Tout change, l’individu doit avoir la capacité de savoir comment vivre au mieux avec son époque. Il est évident qu’à une diversité sociale correspond une richesse culturelle, linguistique et artistique, car c’était le cas de la Tunisie, où les Italiens, les Maltais, les Français, les Grecs, les Russes … ont cohabité et contribué à la richesse de ce pays, voilà pourquoi je trouve obscène des expressions populistes telles que « l’Italie aux Italiens » ou « la France aux Français » ou encore « les Américains avant tout ». Cette triste idéologie  ne peut que servir de moteur à l’appauvrissement culturel des pays qui l’adoptent.

De nombreuses voix dans le monde prétendent que la Tunisie n’a pas une grande personnalité, peut-être qu’il serait utile d’expliquer que la mosaïque qui caractérise ce pays  en fait son trait distinctif. La cohabitation au lieu de l’intégration en est la clé.

La Tunisie  est un pays géopolitiquement important, à ne jamais sous-estimer. Être le centre de la Méditerranée  n’est pas donné à tout le monde, et qui dit Méditerranée, dit Monde. Cela devrait déjà suffire pour donner une grande centralité culturelle et économique au pays d’Elyssa et comme vous savez, qui dit « Centre », dit « Carrefour » de peuples, de langues et de communautés différentes toujours présentes d’ailleurs en Tunisie.

En Europe, très peu connaissent la riche identité de ce pays. Ils méconnaissent par exemple la culture millénaire ou encore le fait que, malgré la crise économique qui traverse le pays, la Tunisie est en train de se transformer d’un pays d’émigration à un pays d’immigration, accueillant sur son territoire des centaines de milliers de réfugiés et de populations en provenance de la région subsaharienne francophone; travailleurs non spécialisés, petits entrepreneurs, beaucoup d’étudiants inscrits dans les universités tunisiennes ou franco-tunisiennes qui délivrent à la fois un diplôme tunisien et français ou même américain ; l’Université Paris-Dauphine,  l’Université Méditerranéenne, l’Université de Harvard pour en citer quelques-unes. Toutes ces populations cohabitent souvent dans les quartiers populaires et non avec la population autochtone, apportant non seulement une richesse culturelle mais aussi économique au pays. Pour revenir à la personnalité de la Tunisie, je réponds que ce pays a une forte personnalité, et ce, grâce à la richesse culturelle et des populations qui l’habitent, y compris les populations historiquement présentes telles que l’italienne, la française …. Je pense que le modèle européen dit « d’intégration » est obsolète. La Tunisie a intégré et continue à intégrer les population étrangères grâce à la cohabitation et non à l’intégration… Cohabiter, c’est une chose, intégrer son opposé.

A votre avis, qu’est-ce qui manque du point de vue culturel en Tunisie en ce moment et quels sont par contre ses atouts ?

En Tunisie, il manque un véritable soutien de la part de l’Europe et je ne parle pas d’un soutien purement économique, je fais référence à des politiques de proximité ad-hoc qui existent mais qui restent insuffisantes. Dites-moi, comment pouvons-nous parler de dialogue nord / sud entre les deux rives de la Méditerranée, lorsque à des chercheurs universitaires, des doctorants, des étudiants ou encore des professeurs d’enseignement secondaire, l’Europe refuse le VISA, mettant en cause ainsi tous les principes liés à la mobilité des individus ? Cela reste incompréhensible aux Tunisiens, pourquoi le vieux continent peut continuer à accepter les « boat people » provenant de la Libye tout en rejetant des intellectuels même pour des séjours de courte période  de recherche ou d’étude?

L’Europe doit prendre conscience que la Tunisie, ce partenaire privilégié, compte moins de 12 millions d’habitants, la moitié du nombre d’une ville comme Le Caire. Mais qu’est-ce qu’elle craint exactement l’Europe? Une invasion de diplômés ? Ces derniers temps, cinq millions d’Ukrainiens avancent vers l’Europe, pourquoi ces deux poids et deux mesures ?  En dehors de tous les discours officiels et de bienveillance, l’Europe doit impérativement reconnaître à la Tunisie sa position stratégique et économique, s’ouvrir à la Méditerranée plus qu’aux pays de l’Est… sachant que le pipeline du gaz algérien passe tout d’abord sur le sol tunisien avant d’arriver en Italie…

(Interview conduite par Ilaria Guidantoni pour le journal italien Mentinfuga.com et traduite en français pour le journal La Presse )

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